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Nouvelle
Editions La baleine, Paris - Romands noirs
1998

Prise par sa lecture, Paloma l'archéologue de service n'entend pas glisser le verre de rouge. Sa jupe prend une couleur sombre. Déconcertée par l'humidité, elle sursaute.

•  Vous êtes un manche! hurle-t-elle au serveur Charles, un grassouillet Sicilien avec des lèvres d'ange.
•  Calme-toi, on va t'en amener un autre.
•  Je ne veux pas de votre Alger dégueu, je veux une patte pour essuyer.

Au moment où le torchon atterrit sur le comptoir, l'archéologue sent u courtant d'air s'engouffrer entre ses jambes.

•  Ah, merde, vous pourriez fermer les fenêtres, un vrai foutoir de bistrot.

Depuis qu'elle suit le chantier du percement du tunnel sous la capitale, Paloma a pris ses quartiers au fond du bar, près de la porte du téléphone. Le serveur est désormais habitué à ses coups de gueule. Mais aujourd'hui, elle pousse vraiment.

•  Qu'est-ce qu'il y a encore, grognasse? lance-t-il excédé.
•  Sait, pas ça me chatouille, explique-t-elle en se trémoussant sur sa chaise.
•  Entre les jambes? C'est pas mon rayon, moi je désaltère, je n'assouvis pas les clientes.

Charles est connu pour son amour des éphèbes, sa remarque tombe à plat. La chauve-souris, prise dans la jupe de Paloma, continue à s'agiter.

•  C'est infect je en remettrais plus les pieds ici, manque plus que les cafards.

Attrapant la petite bête apeurée, Paloma éclate de rire.

•  C'est la caverne d'Ali Baba, votre troquet. Charles, apporte à boire à la dame.
•  Pas sûr que ce soit une dame, d'abord, y'a rien de plus dur à sexer que les chauves-souris, intervient Boris, géologue
de son état.
•  Oh, là, là, merci le spécialiste, embraye Paloma, mais c'est peut-être ce gros con de tunnelier qui les a dérangées, les
petites chauves.-souris.

Pincée par la sérotine boréale, l'archéologue lâche le microchiroptère qui s'envole.

•  Allons voir sur le chantier, suggère Boris.

 


 

•  Ouais, on a bien vu quelques oiseaux qui zigzaguaient, articule péniblement Alex, préposé au nettoyage des pneus de
camion à la sortie du trou.
•  A quelle heure?? veut savoir Paloma.
•  N'en sait foutre rien, coupe Alex remettant sa clope au bec.

Sans attendre, Paloma se rend dans la cabine de commande, Elle ordonne au chef opérateur un zoom étendu sur la tête d'attaque du tunnelier.

•  Un peu à droite, on dirait une faille, Changez en mode infrarouge. Recentrez.
•  Oui, là, note Boris, on distingue bien la nuance. Stoppez tout, on va avoir des emmerdes sinon.
•  On av encore perdre du temps, bougonne l'opérateur.
•  Et du fric, oui, ajoute Paloma en ricanant.
•  Avertissez l'écolo de service, si on repère des chauves-souris, va falloir les déménager, coupe Boris.

 


 

La séance de chantier du lendemain matin est houleuse. Il fait encore nuit et le froid pique. L'ingénieur persifle :

•  On va vous les dorloter, ces bestiaux, service Pullman, en avant toute! Et on les numérotera !
•  Pas question de les déranger maintenant, rétorque Brigitte, biologiste commise aux études d'impact; une colonie de
sérotines boréales au centre ville a une fonction. Si on ne leur retrouve pas un habitat convenable, en pleine
hibernation, on risque de détruire tout un biotope.
•  Assez de blabla, une décision messieurs, suggère Paloma.
•  On continue, impose Boris.

 


 

Fâchée, Brigitte pénètre dans le chantier. Le grondement du tunnelier couvre toute conversation. Seul l'émetteur dans le casque permet de communiquer. Des sifflements coupent parfois la transmission. Mais là, plusieurs interférences de tonalités différentes viennent s'ajouter au crachotement habituel. Passant rapidement dans la cage des écrans, Brigitte constate que les moniteurs sont légèrement perturbés sur la gauche du balayage horizontal. A la même fréquence que le son de son casque émetteur.

Survient Boris.

•  Alors doc, jamais contente ?
•  Ça va, on s'en fout de ces chauves-souris, elles doivent déjà être loin avec els trépidations de votre monstre rongeur.

 


 

Deux jours plus tard, Brigitte, casquée et gantée, sort dans la nuit. Rendez-vous dans le parking de l'hôtel, avait dit Paloma, à cinq heure et quart.

•  J'y serai, avait-elle promis.
•  Salut, on descend à gauche, direction cathédrale, annonce Paloma.
•  Oublie ta ridicule mini-Maglite, j'ai apporté un gros projo, les chauves-souris supportent plus de lumière qu'on ne le
croit. Mais dis-moi comment tu as trouvé comment le passage? s'enquiert Brigitte.
•  En lançant des cailloux en l'air à la tombée de la nuit. Avec beaucoup de patience, ça permet de les suivre, les
chauves-souris.
•  Je veux sauvegarder ces vestiges moyenâgeux, alors tu me jures de fermer ta gueule, exige Paloma.
•  Et moi, j'entends éviter de déplacer les chiroptères et tu vas me soutenir à la prochaine séance de chantier au lieu de
pousser à prendre des décisions à la va-vite.

Face au monument gothique, Paloma ouvre une épaisse porte; elles descendent trois marches et débouchent dans une cour intérieur où trône la margelle d'un ancien puit.

•  Passe la pince, y'a un cadenas à faire sauter.

Brigitte, comme à l'exercice, sort une cisaille flambant neuve, exécute d'un coup sec les 4 mm d'acier et pousse le couvercle rouillé.

•  Quel boucan,! soufflée la monte-en-l'air.
•  T'inquiète, c'est une administration, avant 6h30, y'a pas un chat.
•  Oui, mais les chauves-souris, elles, ne supportent pas le bruit!

 


 

Elles ressortent un quart d'heure plus tard, trempées et rayonnantes.

•  C'était bien ça, de superbes colonnes romanes.
•  Surtout une demi-douzaine de sites d'hibernation! Dont un de murins à moustache, trois de grands rhinolophes fer à
cheval et même, il me semble, une barbastrella esseulée.
•  Allons prendre un café aux Pyrénées, propose Paloma.

 


 

•  Le seul moyen , c'est de dévier le tunnelier, assène Brigitte en vidant son troisième express.
•  Ben, bonne chance.
•  Ecoute-moi, c'est jouable. Suffit de trouver la bonne longueur d'onde pour parasiter deux lignes de balayage sur la
gauche de l'écran du machiniste. Une déviation de quelques dizaines de centimètres suffit pour éviter la faille, les
chauves-souris et tes bouts de cailloux.
•  Sois polie avec ces vénérables pierres romanes ou je vais réveiller tes chauves-souris.
•  Il nous reste un quart d'heure avant la séance de chantier.

 


 

7h30, chambre de commande du tunnelier.

•  Tout va bien, on avance de 2,4 mètres par jour, annonce l'ingénieur, on quittera bien tôt la place principale.
•  Vous avez vérifié la trajectoire, on doit viser pile à côté du grand collecteur, sinon on va être dans la gadoue, précise
Boris.
•  Et pour les chiroptères de Brigitte? s'inquiète Paloma.
•  On les attend de pied ferme, ricane l'ingénieur, personne ne les a encore entendu couiner ou bien? Allez, ouste, tout le
monde dehors, on doit creuser ici.

 


 

Accoudées au bar, Paloma et Brigitte s'envoient des cafés-grappa pour oublier le froid humide et calculent :

•  Il nous reste un peu plus de sept heures, après c'est foutu.
•  Bon, tu as compris, tu vas réveiller les chauves-souris en faisant un maximum de chambard.
•  J'en connais une, t'inquiète pas.
•  Dès que j'ai branché le TRANSFOM*, tu les attires avec les mouches en direction du tunnelier, sur la droite.
•  Comment je sais que c'est le bon moment ?
•  Je fais arrêter le tunnelier cinq minutes sous prétexte de réglage du théodolite, tu entendras la fin des trépidations.
•  Une seule question: tu leur raconte quoi pour expliquer la déviation après ?
•  Que c'était la lutte finale, la seule solution.

 


 

Réveillées par les cris de Paloma, les sérotines ont d'abord alerté la barbastrella, puis les murins. Les rhinolophes, plus engourdis, ont fini par suivre le mouvement.

Réunies près du puits, les chauves-souris ont admis que pour une fois, il fallait fuir ensemble, afin de garder le peu de chaleur restant avant la fin de l'hiver. Lorsque le grondement du tunnelier s'est tu, elles tentent de s'échapper par l'administration fiscale cantonale. Mais Paloma a bouché l'issue du puits. Lâchant les mouches en priant pour qu'elles prennent la direction souhaitée, l'archéologue lance un pétard cobra qui disperse les chiroptères.

 


 

15h15, salle de commande du tunnelier.

•  Chier, ça va encore coincer, hurle le machiniste en arrachant son casque.
•  Déconnez pas, on continue, c'est pas un peu de fer à béton d'il y a cinquante ans qui va nous arrêter, rétorque
l'ingénieur.
•  Sauf que ça bouffe les têtes de coupe et que pour les changer, ça prend un peu trop de temps avec les délais que vous
nous imposez, rêveur ! Je fous le camp, ras-le-bol, démerdez-vous tout seul.

Ahuri, l'ingénieur-chef se retrouve aux commandes. Une légère perturbation scintille sur le côté gauche du moniteur principal. Vérifiant la trajectoire de son engin de terrassement, il s'aperçoit que le théodolite-laser a été mis hors service.

•  C'est quoi ce bordel ?

Nerveux, il contrôle les autres instruments. Positionnement GPS; rectification demandée annonce le programme. Erreur boussole. Recalcul. Il examine un troisième voyant. Erreur théodolite. Le tunnelier a quitté la courbe prévue pour éviter le grand collecteur. Erreur affichage ligne verticale.

•  Merde, on va trop à gauche depuis ce matin au changement d'équipe, réalise le technicien.

 


 

15h20

•  Vous me stoppez illico cette grosse connerie, exige le chef de la police, sec au bout du fil.
•  Vous vous prenez pour un ministre, ma parole! Pas question, réplique l'ingénieur, j'ai un timing à tenir et mes clients
détestent attendre.
•  Vous coupez le jus de cette maudite machine ou je vous envoie mes grenadiers.
•  Mon tunnelier n'a pas peur des gaz de vos hommes, allez-y, on va rigoler.
•  J'ai le directeur de la Banque nationale en ligne, si ça vous chante de lui expliquer votre point de vue, tête de mule.
•  Passez-moi cet obtus imbécile.
•  Jean-Pascal Staubli à l'appareil, président du Directoire; j'ai écouté votre conversation sinistre idiot. Vous percez mes
coffre avec votre tunnelier, ça suffit comme plaisanterie, retirez-vous, affaire d'Etat.
•  C'est trop tard, m'sieur l'banquier, bégaie l'ingénieur qui vient de jeter un coup d'œil sur l'écran principal.

 


 

15h30

Le commentateur de radio ExtraBE interrompt précipitamment la recettes de cuisine hebdomadaire et annonce d'une voix contrite :

•  Pour l'instant, il n'a pas été possible de retirer le tunnelier qui s'est enfoncé d'un seul coup dans le coffre secret situé
au troisième sous-sol de la Banque nationale suisse, où repose l'ensemble de l'or acheté par la Confédération
helvétique aux dignitaires nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les premières estimations font penser qu'il y
aura pour quelque 1,5 million de francs de dégâts au coffre.

CNN reporting from Switzerland, a special feature: "Here you can see the central treasury of the Federal Swiss Bank where the jewish gold stolen by the Hitler regime has been hidden for years. Several billiosn of dollars are recovered thanks to Serotine, the bat, our hero."

 


 

16h00

Au bar, Brigitte et Paloma finissent leur dernier café-grappa. Paloma clave distraitement sur le portable emprunté au chantier.

Elle tape SHOAH_39*45/afonlakais.ch, histoire d'en savoir plus

* Trigono Radio Audio Navigatio Sono Fono Ohm Mètre, transmutant les ondes acoustiques émises par les chauves-souris en ondes électromagnétiques.